Je n’ai rien vu de ces années de BATAILLES

L1000247

LE VEILLEUR :
Je n’ai rien vu de ces années de BATAILLES.
Agacement… Mes dents s’effritaient dans l’air marin,
ma gueule pouilleuse était gîte des goélands.
Le terrible EST le soleil qui exaspère
la salive, et cela cuit la vermine
logée sous mon crâne (fâcheuse conséquence :
dans une puanteur innommable). J’aurais
pu tenir un journal.
Faits et gestes au millimètre
près. J’ai tout fait sous moi, et bâti cette
montagne de sulfureux excréments. Rien
ne se perd, paraît-il… Donc, j’aurais pu tenir
un journal, de ce qu’il y a de plus sérieux
et obstiné. Un jour, il ne se passera
rien… ou j’ai dormi sous les étoiles
vacillantes. Voici. Je DIS pour ne rien
dire : la nuit est tombée, et le jour est
déjà là. J’ai… rêvé. Et voici mon rêve :
MASSACRE HORRIBLE. Je le dis pour la cent
millième fois, au réveil de la
cent millième nuit, face à cette
mer qui n’apporte que des cadavres, après
le même rêve désespérant. J’ai songé
à ne plus dormir – mais dormir fait passer le
temps – si long – à attendre – la FIN de cette
pitoyable guerre – GUERRE – au lointain – bruit –
de fond – d’une très lointaine tuerie – TANT
désirant moi-même le trou humide
d’Hélène. Mais ne rêvons pas. VEILLER-VEILLEUR –
donner le meilleur de soi-même. J’ai – le visage –
tourné vers – la mer -. Je vois – sombrer – les navires.
C’était d’un ennui, cette attente d’un retour
espéré peut-être. J’ai attendu par
nécessité. J’ai vieilli.

(chant)

Ma patience a pris aujourd’hui des
dimensions impensables ! Elle est sans
limite. Je compte bien qu’un jour les dieux
me récompensent de mon attente désintéressée.
J’étais fait pour l’ascèse. Le silence. Et
quel silence ! Immodéré. Facile…
Je me tais.

(long silence)

Pas de bilan. Il faut échapper à la
tentation du bilan. J’ai définitivement
tourné le dos à la terre, à cette
pourriture, à l’agitation infernale.
J’ai appris à voir tellement loin,
au-delà de la ligne d’horizon, dans cette
autre mer… Encore de vieille histoires.
Belles, ces histoires d’assassinats sordides,
d’infanticides, de vendettas… Quoi ! de
massacres. De rites. Que de récits à faire
sur cette attente de longue haleine…
Comme un chien, j’ai veillé, la langue
pendante, l’oeil terne, mais sans lassitude.
J’ai fait mon devoir. J’ai eu faim quelque fois.
L’eau m’a parfois manqué. Et j’ai… cru voir des nymphes
nues me présenter leurs croupes magnifiques,
avec des rires d’hystérie. J’ai voulu être
joyeux dans l’ascèse. Je veux dire de cette
joie inexprimable de n’être rien.
Que viennent les tempêtes et les foudres de
Zeus… Je ne suis rien, détaché de tout.
Finalement, le temps me manquera pour dire
toutes les pensées qui me sont venues
pendant ces longues années à me morfondre.
J’ai des pensées sans échos, pour moi seul, des
pensées qui ne servent à rien d’autre qu’à
me dissoudre dans l’air marin. Je me suis
noyé dans cette beauté ennuyeuse des
pensées, mot après mot, dans des constructions
inextricables de phrases. Toujours les cris
et les injures lâchés à la mer me
revenaient défigurés.

(chant)

Je sais, ma voix n’est plus ce qu’elle était.
Moi-même, je m’entends à peine. Elle s’est
usée sur le fracas de la mer, et les tempêtes
que j’ai essuyées sans broncher me l’ont quelque
peu abîmée.